Deux médecins du Lot, Lydie Lymer, généraliste à Tegra à l'initiative du projet, et Olivier Darreye, généraliste à Vayrac par ailleurs président de MG France 46, viennent d'adresser une lettre ouverte à tous les députés de l'Assemblée nationale, dont ceux des circonscriptions du Lot, Mme Dominique Orliac (Parti Radical de Gauche) et Jean Launay (PS), pour leur faire part de leur opposition au projet de loi de Santé en discussion au Parlement.

" Le 31 mars prochain sera soumis au vote de l'Assemblée Nationale la loi de santé proposée par Mme Marisol Touraine. Depuis plusieurs semaines le corps médical se mobilise à travers différentes manifestations ou rassemblements et à travers une grève administrative de la télétransmission. Si les médecins généralistes ont été entendus, nous avons le  pénible sentiment que les motivations de ce mouvement n'ont malheureusement pas été comprises.

Nous tenons donc à vous exposer les raisons pour lesquelles nous refusons le texte de loi tel qu'il est rédigé, ainsi que le tiers payant généralisé. Nous pressentons que, derrière ce tiers payant généralisé, se profile la fin programmée et la privatisation de notre sécurité sociale  en transférant progressivement la protection sociale vers l'assurance privée, et donc  la fin de la possibilité offerte à tous les Français d'accéder à des soins de proximité de qualité.

Aujourd'hui, Mme Marisol Touraine propose une séduisante réforme de notre système de santé où la mise en place d'un tiers payant généralisé permettrait à chaque français  d'accéder au médecin généraliste sans avancer les honoraires de la consultation.

Ce raisonnement est faux. Il faut d'abord comprendre comment se décomposent les 23 euros du montant d'une consultation chez le généraliste :

- la part AMO, de 15,10 €, remboursée par la caisse d'assurance maladie, et donc payée par le patient qui cotise au titre des diverses charges sociales au régime d'assurance maladie.

- La part AMC, de 6,90€, remboursée par la complémentaire santé s'il en a une, donc payée par le patient qui paye les échéances du contrat.

- Une franchise de 1 € qui n'est remboursée par personne et qui reste à la charge du patient.

On nous dit aujourd'hui que les patients renoncent à recourir à nos soins en raison du tarif de la consultation. C'est faux : les sondages concluent que nos concitoyens renoncent en priorité aux soins d'optique et aux soins dentaires en raison de leur coût, et aux consultations de spécialité en raison du délai d'obtention de rendez-vous.

En revanche, nous, médecins généralistes, pratiquons déjà un tiers payant systématique pour les patients bénéficiaires de la CMUc,  de l’aide à la Complémentaire Santé, pour la plupart des patients pris en charge au titre d'une affection longue durée, et pouvons proposer aux patients en difficultés ou en situation précaire un tiers payant social ramenant le tarif de la consultation à la part AMC, soit 6,9 €, tarif équivalent à celui d'un paquet de cigarettes.

Nous, médecins généralistes ruraux, subissons le transfert de compétences lié au départ de nos confrères spécialistes, et suppléons le manque de gynécologues, de pédiatres, de psychiatres, d'ophtalmologistes (nous sommes amenés à prescrire des lunettes après réalisation d'un bilan optique réalisé par un opticien !). Nous acceptons le travail social qui nous revient du fait du manque d'assistantes sociales pour la mise en place d'aides sociales ou paramédicales visant au maintien au domicile de personnes âgées ou isolées.

Nous sommes les confidents de nos patients qui nous font part de leurs difficultés financières et choisissons avec eux les examens paramédicaux et traitements indispensables à leur santé en fonction de leurs moyens !

Nous entendons de jeunes mamans nous déclarer qu'elles souhaitent allaiter leurs enfants car les laits maternisés leur reviennent cher, les jeunes femmes nous demander une contraception sans saignement menstruel car les produits d'hygiène féminine représentent une possibilité d'économie, les jeunes ménages, les étudiants nous avouer qu'ils ne mangent pas de viande ni de légume, voire pas à leur faim en raison de leur petit budget ! Nous sommes les premiers à pratiquer pour ces patients en situation précaire des actes gratuits !

Nous exerçons en milieu rural dans des conditions que la plupart de nos concitoyens refusent : horaires élastiques, absence de congés payés, de congés maladie, responsabilité médicolégale disproportionnée par rapport aux moyens dont nous disposons pour soigner nos patients et assumer les missions d'éducation thérapeutique et de santé publique qui nous sont confiées.

Nous le faisons par amour de notre métier, par conscience professionnelle, par empathie et respect envers nos patients qui nous ont librement désignés comme leur médecin traitant.

En retour de quoi nous sommes méprisés par les pouvoirs publics, nous entendons dans les médias que nos revenus annuels dépassent les 140 000 euros, alors que rapporté à nos amplitudes horaires, notre salaire moyen est de  26 € de l'heure, en rémunération de toutes les responsabilités que nous endossons !

Mme Marisol Touraine a déclaré que le tiers payant généralisé se ferait en flux unique, avec assurance de paiement dans un délai de 7 jours. Comment cela est-il possible, dans des territoires ruraux enclavés ne disposant pas d'accès ADSL, et où l'arrivée de la fibre optique est annoncée pour 2035 ?

Mme la députée, Mr le Député, il y a quelques années, la T2A était déjà une erreur. L'application du terme de « rentabilité » au système de santé est un non sens, et est insupportable. La course à la rentabilité et à l'accréditation a conduit à la fermeture de petits établissements de santé et de maternités de proximité pourtant précieux en milieu rural, mais jugés malheureusement non rentables.

Nous comprenons que nos jeunes confrères ne souhaitent pas prendre notre relève : qui accepterait de s'installer dans des secteurs où ferment les services publics, où les professions para-médicales disparaissent, où les systèmes de transport sont menacés, où les établissements de santé et les spécialités sont accessibles à une distance de 45 km sur des routes non entretenues, et tortueuses, difficilement praticables en hiver,  bien loin des voies rapides dont disposent les banlieues urbaines ?

Nous comprenons que le tiers payant généralisé tel qu'il est présenté est très séduisant. Mais la sécurité sociale agonisante va être jetée en pâture aux régimes complémentaires qui échappent à tout contrôle et qui décident seuls qui, quoi, et comment ils remboursent. Dés janvier 2016, tous les salariés devront avoir une mutuelle d'entreprise s'ils  n'ont pas de mutuelle. L'entreprise choisira la mutuelle ou le groupe privé selon son gré (appel d'offre, par exemple). Les salariés ne devront payer alors qu'au maximum 50 % du tarif, et l'entreprise paiera le reste, la part payée par l'entreprise étant considérée comme un avantage, donc imposable pour le salarié.

Chaque complémentaire santé sera libre de travailler avec des médecins « mutualistes », interdisant par ce biais le libre choix du médecin traitant, base élémentaire de la relation de confiance médecin-malade nécessaire aux soins.

Mme la députée, Mr le Député, n'alourdissez pas les épaules déjà lourdement chargées des médecins généralistes en les transformant en administratifs missionnés pour vérifier les droits du patient au détriment du temps médical passé à ses côtés.

Mme la députée, Mr le Député, les généralistes acceptent leurs conditions de travail, mais n'accepteront pas d'être dépendants des complémentaires santé libres de leur imposer leur mode d'exercice. Cette loi ne peut que pousser la plupart d'entre nous au déconventionnement, au salariat avec tous les avantages et le confort qu'il comporte, à l'expatriation, et l'aggravation de ce qu'on appelle déjà les déserts médicaux.

Des solutions existent pour sauver notre système de santé, et c'est la raison pour laquelle nous devons être consultés et participer à la rédaction de ce projet de loi, en apportant notre expérience et la connaissance de notre métier.

Nous plaçons en vous notre confiance, pour prendre en compte les spécificités géographiques de nos lieux d'exercice et notre engagement quotidien auprès de nos patients. Nous vous remercions de seconder l’intérêt que nous portons à nos patients en tenant compte de nos observations et suggestions lors de votre prochain vote sur cette loi."        

Dr Lydie Lymer                                                            Dr Olivier Darreye